Le webinaire "Points d'entrée pour les humanitaires pour lier les transferts monétaires aux systèmes de protection sociale naissants" a eu lieu le 6 février 2020. La multiplication des crises prolongées et l'effacement des frontières entre les besoins humanitaires et les besoins de développement font qu'il est impératif que l'aide humanitaire soit liée aux systèmes de Protection Sociale (PS). Dans des contextes fragiles, où les systèmes de protection sociale sont naissants ou inexistants, les acteurs humanitaires, aux côtés des acteurs du développement, ont un rôle important à jouer dans la fourniture d'une assistance en  Transferts monétaires (TM) pour répondre à une gamme de besoins, et ont simultanément l'opportunité et la responsabilité de contribuer aux fondations des systèmes nationaux de protection sociale.

Structuré autour des expériences en Haïti et au Mali, les messages principaux du webinaire étaient que les acteurs humanitaires travaillant sur les TM doivent saisir les occasions de renforcer les éléments de base de la PS, mais que résoudre la fragmentation et la complexité de la prestation de services de PS prend du temps et nécessite une collaboration approfondie avec divers partenaires, en particulier dans les environnements de conflit. Les présentations des études de cas étaient structurées autour de ces principaux thèmes.

L'événement était modéré par Isabelle Pelly (Consultante indépendante), avec les intervenants Laurore Antoine (CARE International) et Clément Rouquette (Programme alimentaire mondial Haïti), Sigrid Kühlke (DG ECHO) et Marion Saurel (Délégation de l'UE, Bamako). Les participants ont développé leurs présentations et leurs discussions sur les sujets suivants:

- Qu'est-ce qui est en place et sur quoi pourrait-on s'appuyer ?

- L'économie politique

- Outils d'évaluation des liens entre l’aide humanitaire et les systèmes de PS

- Coordination avec le gouvernement et les autres partenaires

- Les éléments de base des systèmes de PS

- Le coût-efficacité des liens

Vous pouvez regarder l'enregistrement du webinaire ici et accéder à la présentation du webinaire ici.

 

Étude de cas 1- Haïti

Le contexte haïtien et l'émergence de du filet de sécurité sociale Kore Lavi

Clément Rouquette a posé le décor en présentant le contexte haïtien, qui se caractérise par une grande vulnérabilité à une multiplicité de chocs dans un contexte de pauvreté et de vulnérabilité chroniques. L'offre et la couverture en PS sont faibles, fragmentées et sous-financées, et les filets de sécurité sociale sont rares et doivent encore être institutionnalisés. Par conséquent, les acteurs de l'aide humanitaire et du développement jouent un rôle clé dans la satisfaction des besoins chroniques et liés aux crises, et ont la responsabilité d'assurer la coordination entre eux et avec le gouvernement.

Laurore Antoine a expliqué comment ce contexte de besoins chroniques nécessite une assistance à plus long terme fondée sur des filets sociaux. Il a expliqué comment Kore Lavi, le filet social dirigé par CARE entre 2015 et 2019, est né des expériences de TM en réponse au tremblement de terre de 2010 et à l'ouragan Thomas. Le modèle de filet social de Kore Lavi était basé sur une assistance alimentaire à grande échelle (18 000 ménages dans cinq départements géographiques d'Haïti), utilisant des mesures innovantes, notamment la collaboration avec Digicel, l'une des plus grandes entreprises de télécommunications d'Haïti, et le renforcement des institutions de microfinance et des vendeurs de nourriture locaux, ce qui a permis de renforcer et de rendre plus résistant le système de marché. Le programme Kore Lavi a été adapté par  expansion horizontale et verticale afin de répondre aux besoins humanitaires suite à l'ouragan Matthew (2016) et à la sécheresse en 2015.

Laurore a résumé certains des avantages et des inconvénients opérationnels du filet social Kore Lavi.

 

Il convient de noter en particulier que si le gouvernement s'est intéressé au modèle et a réalisé d'importants progrès en matière d'institutionnalisation, il n'y a pas eu d'engagement politique de haut niveau ni de financement associé de la part du gouvernement.

 

L'institutionnalisation, y compris le développement et l'utilisation de SIMAST (base de données sur la vulnérabilité)

Dans le cadre du programme Kore Lavi, le PAM a mis au point un outil (résumé ci-dessous) pour évaluer l'institutionnalisation du gouvernement et identifier et combler les lacunes en matière de capacités.

 

 

 

Un autre héritage de Kore Lavi est le Système d'information du ministère des affaires sociales et du travail (SIMAST), qui s'appuie sur le processus d'évaluation de la vulnérabilité et de ciblage utilisé pour le filet social. D'ici à mi-2020, avec un important soutien technique du PAM, sa couverture prévue sera de 530 000 ménages, soit 23% de la population. Cela lui donne la possibilité de devenir un registre social national, et d'être utilisé par les agences humanitaires et de développement.

 

La politique de protection sociale : un cadre programmatique commun entre le gouvernement et ses partenaires

Kore Lavi a également été le point d'entrée pour le PAM et CARE (au nom d'autres acteurs humanitaires et de développement) pour travailler avec le gouvernement sur le contenu et le processus d'élaboration de la politique nationale de protection et de promotion sociales. Cette politique fournit un cadre programmatique commun entre le gouvernement et ses partenaires pour l’offre d'une assistance à court et à long terme. Le diagramme ci-dessous présente où les transferts sociaux sont inclus dans la politique, et donc où se trouvent les synergies potentielles avec les TM.

 

 

M. Clément a conclu en déclarant que le statut quo (c'est-à-dire les distinctions entre l'aide humanitaire, le développement et l'aide gouvernementale) n'est plus une option. Avec la politique en place, le gouvernement national et ses systèmes devraient être le point d'entrée de l'aide humanitaire. Lorsque cela n'est pas possible, les acteurs de l'aide humanitaire et du développement doivent investir dans la mise en place et le déploiement de filets sociaux (comme Kore Lavi) tout en renforçant et en développant les capacités techniques et analytiques aux niveaux national et infranational. Les bailleurs humanitaires et les institutions financières internationales (IFI) ont un rôle clé à jouer dans le soutien à ces investissements.

 

Étude de cas 2- Mali

Le contexte du Mali - l'étendue et la profondeur des besoins et les implications de l'économie et du pouvoir politiques

Sigrid Kühlke a présenté le contexte du Mali, qui se caractérise par des chocs récurrents  covariables, notamment des sécheresses récurrentes depuis les années 1980, des inondations soudaines et des épidémies telles que la rougeole. A cela s'ajoutent les conflits depuis le coup d'État de 2012, qui ont entraîné des déplacements forcés (internes et externes). Ces vulnérabilités sont aggravées par une mauvaise gouvernance structurelle et des inégalités majeures, les zones pastorales du Nord étant les plus négligées. Cette combinaison de facteurs a donné lieu à des indicateurs humanitaires catastrophiques, nécessitant des investissements importants en termes d’aide humanitaire pour assurer une prestation de services minimale.

Les réflexions sur la PS au Mali sont nées de la réponse aux crises alimentaires et nutritionnelles de plus en plus récurrentes depuis les sécheresses des années 1980. La protection sociale était initialement principalement dirigé sur l'assurance maladie contributive. En termes de programmes de transferts d'espèces  non-contributifs, ce n'est qu'à partir de 2013 que la Banque Mondiale (BM) a soutenu le gouvernement pour développer le programme "Jigisemejiri", en mettant en place une unité de mise en œuvre de projets au sein du ministère des finances.

 

 

De manière générale, le système de PS est plutôt fragmenté, avec différents mécanismes de transferts sociaux établis et ancrés dans différents ministères, soutenus par différents bailleurs. Cela souligne l'importance pour les humanitaires de comprendre l'économie politique de la PS, c'est-à-dire de surveiller les parties prenantes et leurs intérêts, en vue d'identifier un éventuel "espace partagé".

 

Éléments de base des systèmes nationaux de protection sociale et investissements humanitaires depuis 2013

Sigrid a présenté les investissements réalisés dans le domaine humanitaire au cours des dernières années, structurés autour des éléments de base des systèmes de PS.

 

 

Sur le plan politique, les humanitaires ont eu un rôle clair dans l'élaboration de la politique et du plan d'action national de protection sociale et de la politique nationale de sécurité alimentaire.

En ce qui concerne les ressources, les humanitaires ont été guidés par des principes humanitaires. Ils ont utilisé des systèmes parallèles et la fourniture directe d’assistance dans les zones de conflits aigus, ainsi que le soutien aux structures gouvernementales dans le domaine des ressources humaines et de la logistique (par exemple sur le ciblage) dans les zones plus calmes avec la présence de personnel technique. Les financements humanitaire ont continué en parallèle, car il y avait un manque de convergence et de couverture des programmes et aucun canal de financement fiable en place.

En ce qui concerne la conception des programmes, les humanitaires ont beaucoup investi dans le dialogue avec la Commission nationale de sécurité alimentaire et le programme Jigisemejiri sur les normes de ciblage, la valeur de transfert et la fréquence ; la couverture, en particulier dans les zones touchées par le conflitl ainsi que la fourniture de services complémentaires supplémentaires (par exemple, le dépistage nutritionnel).

En ce qui concerne les systèmes d'administration/de distribution, la BM s'est engagée à créer un registre social qui pourrait également être utilisé par les organisations humanitaires, ce qui éviterait de devoir re-cibler chaque année et réduirait les erreurs d'inclusion/exclusion. Un travail conjoint a été mené sur le cadre législatif, sur un "questionnaire unifié" et sur la collecte de données, avec un financement humanitaire permettant la collecte de données auprès de plus d'un million d'individus, sur la base d'un recensement complet des ménages dans les régions du nord. La protection des données a été une préoccupation majeure que les humanitaires ont réussi à influencer.

En général, trois forums ont joué un rôle clé dans la coordination de l'administration : (i) une " Alliance d’ONGs" humanitaire chargée d'harmoniser les approches techniques entre les différents acteurs humanitaires, (ii) un "comité technique du registre social" rassemblant le gouvernement et les acteurs humanitaires, et (iii) le groupe de travail sur les TM, qui encourage l'échange d'informations techniques entre les acteurs humanitaires et du développement, ainsi que le renforcement des capacités (formation, recherche).

 

Éléments de base des systèmes nationaux de protection sociale : retour sur investissement >5 ans plus tard

Marion Saurel s'est appuyée sur la vue d'ensemble de Sigrid pour réfléchir sur les progrès réalisés 5 ans après ces investissements importants, dans un contexte d'aggravation des conflits et d'autres chocs tels que les fréquentes sécheresses localisées. En général, il y a eu un réel ralentissement des investissements dans les systèmes nationaux de protection sociale du côté des gouvernements, que ce soit en réponse aux crises alimentaires ou à la pauvreté structurelle, laissant des lacunes plus importantes qu'auparavant, qui ne peuvent être que partiellement comblées par les acteurs internationaux.

Sur le plan politique, s'il existe de nombreux documents et engagements, ceux-ci ne sont pas systématiquement diffusés et appliqués. Les groupes de coordination ne travaillent pas aussi efficacement qu'auparavant. Les interventions humanitaires de TM se concentrent désormais sur les zones à haut risque et les besoins humanitaires aigus, sans lien avec les structures gouvernementales locales conformément aux principes humanitaires. Sur une note positive, depuis 2016, les TM humanitaires ont commencé à être pris en charge par certains bailleurs de développement, offrant des filets de sécurité à plus long terme aux populations et un financement plus prévisible aux ONG.

En termes de conception de programme, aucune harmonisation n'a été atteinte entre les TM humanitaires et le programme Jigisemejiri, en partie en raison des différents objectifs, mais aussi du manque de flexibilité des procédures de la BM. Le département de filets sociaux du gouvernement pourrait jouer un rôle plus important dans l'harmonisation.

En ce qui concerne la réponse aux chocs, des améliorations ont été apportées au système d'alerte précoce, notamment un ensemble d'indicateurs plus diversifiés et des informations de base plus solides. Un mécanisme complémentaire de réponse rapide a été mis en place comme dispositif humanitaire pour les chocs à déclenchement rapide liés aux conflits.

L'alignement sur l'administration reste également difficile. Le questionnaire unifié a été approuvé en 2017 et le registre social des ménages vulnérables a finalement été lancé fin 2019, mais l'accès aux données de population n'est toujours pas effectif et le registre n'est pas universel. Les données collectées par les acteurs humanitaires dans le passé n'ont finalement pas été utilisées par l'unité du registre social. Sur une note positive, d'autres acteurs du développement, au-delà de la BM, soutiennent désormais la collecte de données, comme EUDEL. Les méthodes de paiement du programme Jigisemejiri ne sont toujours pas assez flexibles pour permettre au programme de s'étendre aux zones de conflit ou sensibles dans lesquelles l'argent mobile ou même d'autres modalités seraient plus adaptées (et sont utilisées par les humanitaires). La protection des données reste un défi, car il existe encore des incertitudes dans l'application du protocole de protection des données.

Dans l'ensemble, les progrès ont été lents et difficiles en ce qui concerne les normes techniques communes et les engagements financiers nationaux à long terme pour développer un système de protection des données cohérent et sensible aux chocs.

 

Le défi des liens humanitaires/développement et les implications pour les acteurs humanitaires

Marion a discuté de la possibilité de trouver un espace partagé entre les acteurs humanitaires, du développement et du gouvernement pour soutenir un système national de PS. Ceci est essentiel dans une crise prolongée où il n'y a pas de linéarité entre l'aide humanitaire et les interventions de développement. Cela nécessite des analyses sectorielles communes, un engagement à tirer parti des investissements existants, ainsi que de la souplesse et du pragmatisme dans les modalités de financement.

 

 

Sigrid a conclu en suggérant des étapes clés à suivre pour les humanitaires.

1. Assurer la fourniture d'une réponse humanitaire de qualité, y compris dans les zones les plus difficiles à atteindre ;

2. Construire des alliances humanitaires solides ;

3. Identifier des parties prenantes, y compris les acteurs du développement et les acteurs locaux, afin de partager la responsabilité de l’offre de services à la population dans les zones contrôlées par des groupes armés non étatiques.

4.Engagement et plaidoyer au niveau national, fondés sur la collaboration et les alliances entre les acteurs sur des intérêts communs.

Le webinaire s'est terminé par une riche séance de questions-réponses, accessible ici.

 

Les ressources spécifiques au contexte mentionnées dans la présentation sont les suivantes:

 

 

 

 

 

Ce blog fait partie de la série de webnaires Linking Social Protection with humanitarian cash webinar series, qui rassemble les résumés des webnaires organisées par IFRCUNICEF and DFID sur ce sujet. Pour préparer le terrain, n'oubliez pas de regarder le webnaire de base de ce sujet: Demystifying the entry points for humanitarians. Si vous avez des idées sur ce résumé de webnaires ou sur la série, nous aimerions de vous écouter. Veuillez ajouter vos commentaires ci-dissous!

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